Chroniques

par bertrand bolognesi

Три сестры | Trois sœurs
opéra de Péter Eötvös

Classique en images / Auditorium du Louvre, Paris
- 24 mars 2012
le compositeur hongrois Péter Eötvös
© stirnweiss

À interroger L’opéra et la modernité, le vaste cycle de l’Auditorium du Louvre, Classique en images, propose ce week-end un passionnant rendez-vous avec le compositeur hongrois Péter Eötvös, ouvert cet après-midi par Trois sœurs. Cette œuvre fut écrite en 1996-97, créée à l’Opéra national de Lyon en 1998, dans une production signée du chorégraphe japonais Ushio Amagatsu que le Théâtre du Châtelet repris dans sa saison 2011/2002 – le film que nous voyons ici fut réalisé lors de ces représentations parisiennes.

Selon la formule consacrée, la projection de l’opéra est encadrée (en amont et en aval) par une rencontre avec le compositeur, cette fois animée par Jean-Pierre Derrien. Pour explorer assez brièvement la pièce d’Anton Tchekhov, ce moment invite plus précisément dans l’atelier du créateur, ce dernier ayant eu soin de préparer quelques éléments d’analyse musicale de son œuvre. À la profondeur de Trois sœurs il confronte deux extraits d’Angels in America (2004) son troisième ouvrage pour la scène lyrique (après Le Balcon, 2002). À la modernité de la pièce répond une conception nouvelle de la trame opératique. « Le fonctionnement des personnages m’intéressait surtout, plutôt que la mécanique de la situation théâtrale, précise Péter Eötvös. J’ai donc structuré l’opéra en trois séquences, chacune autour d’un personnage. Il y a Irina, Andreï, puis Macha. J’ai collecté les scènes qui se rapportaient à ces personnages, ce qui provoqua une dislocation de la linéarité du drame. Du coup, le fil n’est pas du tout conduit comme chez Tchekhov, bien sûr. On a rapidement un sentiment de déjà-vu, avec un retour permanent sur l’intrigue mais de divers point de vue, en fait ». Voilà qui révèle d’autant plus la sorte d’inertie particulière à cette « comédie » pas drôle où une famille en situation d’attente s’ennuie à désespérer, tout en caressant, dans la brève distraction occasionnée par la visite d’officiers, le rêve d’un impossible retour à Moscou.

Les sœurs Prozorov et l’épouse de leur frère Andreï, la caricaturale Natacha, sorte de « petit cochon heureux », cela fait quatre femmes sur scène. Pour les chanter, Eötvös a convoqué quatre contre-ténors. « Je ne voulais pas de leurs corps sur scène, mais de leur âmes ». Depuis sa création en 1998, Trois sœurs connut quelques dix-sept productions et la prochaine aura lieu à Zurich en mars 2013), ce qui est exceptionnel pour un opéra d’aujourd’hui (à l’heure actuelle, toutes réalisations confondues, il compte environ cent-vingt représentations). Plus tard à Düsseldorf, il fut joué par quatre femmes, ce qui « simplifiait tout dans une vie tragique, sans force symbolique, et en perdant la poésie des voix masculines aigues », dit le compositeur. Avec les hommes, il y a une dimension abstraite que le public lui-même préfère ».

Si les personnages ont un double instrumental, encore le plateau se trouve-t-il serti entre deux orchestres – la spatialisation est un aspect primordial de la musique d’Eötvös, abordé avec lui il y a deux ans [lire notre interview]. Ainsi une partie de l’Orchestre Philharmonique de Radio France était-elle en arrière-scène, dirigée par Kent Nagano, tandis que le compositeur conduisait la fosse, centralisant l’ensemble. L’effet particulier d’un tel dispositif s’est définitivement inscrit dans notre mémoire, comme le montre la projection qui, forcément, ne suffit guère à en rendre compte ; notre oreille reconstitue, en fait. Avant de se lancer dans l’aventure de Trois sœurs, Ushio Amagatsu a monté Le château de Barbe-Bleue, une façon de s’essayer à l’opéra pour la première fois et, sans doute pour les deux artistes (Eötvös était alors au pupitre), de tester le travail ensemble sur une forme plus restreinte.

Il est tout simplement fascinant de retrouver sur la toile cet opéra qui a marqué son temps, des visages qu’on lui associera éternellement et la mise en scène minimaliste à la gestuelle minutieusement « composée », pour ainsi dire. Outre la présence écrasante des sœurs elles-mêmes – Oleg Riabets (Irina), Alain Aubin (Olga) et Bejun Mehta (Macha) –, quelques figures crèvent l’écran, comme le doux Andreï d’Albert Schagidullin, l’hypnotique Denis Sedov (Capitaine Solyoni), soupirant « странный » à souhait – son air, irrésistible Я люблю, donnerait seul à toute basse l’envie de chanter le rôle, assurément ! –, mais encore le tant regretté Wojtek Drabowicz (disparu quarantenaire il y a cinq ans) qui campe un Verchinine attachant.

Ainsi cette œuvre ose-t-elle présenter des arie comme le genre en proposait autrefois, fugitivement contrepointées à la lueur d’une citation tendre (Grémine d’Eugène Onéguine). « Ma démarche n’était pas d’exploiter vraiment les codes de l’opéra, mais d’écrire une musique indéniablement consciente des habitus archétypiques de la tradition opératique », explique Péter Eötvös. Outre le recours aux deux orchestres, l’imagination qui conduisit à employer quatre contre-ténors, et bien d’autres choses, le concert de petites cuillères du début de la troisième séquence mène directement à l’émotion, dans la raréfaction d’un sifflement.

BB